Planche de salut


 

Qu'est-ce que la dépression nerveuse ? On a tous une personne dans notre entourage qui a été diagnostiquée avec cette merde. La plupart du temps, on regarde le truc avec une distance polie. Après tout, il n'y a aucune raison pour que cette personne mente et soit simplement fainéante. En même temps, on ne la comprend pas bien, on la voit agir de façon stupide et échafauder des drames à partir de rien. On aimerait lui vouer de l'amitié mais rien ne sort à part des phrases creuses. Son état est un truc aussi lointain que Saturne - aucun gouvernement ne claquerait des milliards pour atteindre cet avant-poste dans le néant.

Je skate et je voudrais parler de l'effondrement. Je voudrais parler de ce moment où rien ne tient à l'intérieur de soi. Je n'ai pas tiré beaucoup de leçons de ma dépression et quand j'en ai tiré, j'étais trop bourré pour m'en souvenir le lendemain. Au plus fort du vent, je me terrais à l'intérieur de moi. L'autre, de façon globale, sans distinction, était une menace. Je m'en voulais de ne pas pouvoir participer à ce que je considérais comme une immense mascarade : politesse, soumission - l'impression de lécher la gamelle à chaque fois que quelqu'un avait un mouvement sympathique à mon égard. On peut difficilement revenir sur ce genre de choses. La maladie mentale connaît peu de compromis. 

L'autre jour, je me suis retrouvé seul avec Acacia et Framboise. Je n'en avais pas envie mais ma femme a une entreprise à faire tourner, alors j'ai appris à faire taire mes envies. C'est un peu stupide, mais autrefois, je voulais devenir écrivain. J'allais publier mon premier roman au moment où nous nous sommes rencontrés, Clarice et moi. Une maison d'édition underground l'a fait paraître, et cela a été un tel four, non seulement d'un point de vue commercial, mais également du point de vue de mes attentes en terme de crédibilité littéraire, que je n'ai plus réécrit. Ce texte me semblait indigne et je comprenais parfaitement son échec d'un point de vue intellectuel. Émotionnellement, je ne m'en suis pas vraiment remis. J'avais négocié une année sabbatique pour écrire le suivant, en échange de la bonne marche de la librairie. La librairie marche bien malgré le Covid et je n'ai jamais pu écrire mon roman. Au passage, nous avons eu deux enfants et j'ai rarement ronchonné. Quand je l'ai fait, ça a été spectaculaire, au moins pour moi. Je me suis mis en colère tout seul et j'ai cassé des chaises en plastique dans le jardin, puis j'ai menacé de m'enfuir à la Hideo Azuma, avec le sac à dos et la corde pour le suicide en forêt. Quand Clarice est rentrée du magasin l'autre jour, j'ai exécuté le même genre de chantage, je lui ai collé les filles dans les bras et j'ai attrapé ma planche.

De quoi sommes nous les passagers ? D'intentions plus grandes que nous, perdues dans le brouillard éternel et le doute ? Y-a-t-il quelque chose qui nous transcende ? Nos mouvements et nos passions sont-ils dictés par un flux divin ? Je n'en sais rien mais pour paraphraser Osamu Dazai, il y a quelque chose d'étrange, comme un dieu, qui ne veut pas me laisser mourir. Est-il le passager de mon corps ou suis-je le passager de sa volonté? Aujourd'hui je suis le passager de ce skateboard. Je patine comme un dératé pour distancer le démon qui me colle aux talons. Toujours les mêmes angoisses, les mêmes mauvais rêves, les mêmes responsabilités trop lourdes pour mes épaules. La vie qui a ce goût de rouille malgré l'amour profond que je partage avec ma petite famille. 

Je skate et je sue. J'ai trouvé un parking désert, celui de l'ancien Super U du village. Parfois, un chauffeur (c'est une femme mais je ne pense pas qu'on dise "chauffeuse" ou chauffrice" et du reste, l'immense hypocrisie autour de cette saloperie d'écriture inclusive me met les nerfs) y gare son bus. Des vieux traversent parfois l'espace avec leur roquet, des vieux inquiets qui ressemblent déjà aux feuilles mortes qu'ils foulent. À part eux, personne.

J'ai fait une compilation que j'écoute ici. Je n'ai pas de lecteur mp3 alors je l'ai transférée sur ma PlayStation portable. L'engin est trop gros pour tenir dans une poche et je pourrais le casser si je tombais alors je l'ai glissé dans mon sac à dos et j'y ai branché un gros casque. Le câble du casque est usé et une fois sur deux, le son diminue de façon dramatique. Mais qu'importe, je peux tenter de tenir en équilibre en écoutant Lagwagon ou Catch 22. 

Le vent soufflait doucement sous un ciel couleur œil de bretonne. Je glissais depuis un moment. J'avais retrouvé une petite partie de ma souplesse et je m'amusais à slalomer entre les poteaux en fer devant l'entrée du supermarché désaffecté. J'étais heureux sur le coup, je crois. Je me suis fait une réflexion : j'avais abandonné le skateboard à 18 ans. C'était l'âge auquel ma dépression avait commencé. Peut-être que je pourrais faire comme Billy le Bègue dans le roman de Stephen King, quand il enfourche la bicyclette de son enfance pour aller plus vite que le diable. Peut-être pas. 





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