Pente douce

De tous les souvenirs liés au skateboard, l'un des plus vivaces - et donc l'un des plus beaux, car je mesure toujours la beauté d'un souvenir à l'aune de son éclat, et non de son contenu émotionnel - concerne une nuit de 1997. Mon père avait un 4X4. Passionné de désert et de rallyes, il partait parfois rouler sur les pistes d'Afrique du Nord. Mes parents avaient divorcé et lui résidait à A..., où il avait refait sa vie. Sa nouvelle femme avait deux enfants, dont l'aîné, Vlad, avait à peu près mon âge. Nous faisions tout un tas de conneries ensemble. Un jour, nous avions même tiré à la carabine en pleine zone résidentielle. Nous fumions des joints et nous faisions un peu de skate et de roller. Nous passions la plupart de nos week-ends le cul sur le trottoir de la rue, défoncés, à échafauder de mauvais plans. 

Mon père comprenait, quand trois adolescents se pointaient à table avec des lunettes de soleil, que nous avions pris du shit, mais il ne disait rien. Il avait vécu sa jeunesse de gosse d'immigré dans la rue, et comme il ne nous avait qu'un week-end sur deux, il n'avait pas le cœur à entrer en conflit avec nous. Nos relations étaient déjà suffisamment tendues suite au double fiasco du mariage de mes parents et de leur divorce catastrophique. Quand mon père avait épousé sa nouvelle femme, il ne nous l'avait pas dit. Il était simplement allé à la mairie avec deux témoins. Je l'avais su en tombant quelques mois plus tard sur la facture des bagues. 

Mon père voulait probablement faire de moi un homme malgré ma sensibilité exacerbée et mon intérêt pour les super-héros, alors il n'hésitait pas à encourager les projets loufoques de Vlad. C'est comme ça que je m'étais retrouvé, cette fameuse nuit, accroché avec mon skate au pare-choc du 4X4 qui descendait à vitesse modérée un parking à niveaux de la ville d'A..., parking qu'on disait mal famé parce que des pédés s'y enculaient dans des fourgonnettes. J'avais quatorze ans et je ressentais déjà certaines des pointes de mélancolie qui allaient constituer mon ordinaire à l'âge adulte. A cette époque, ma dépression avait le goût fruité du tabac à rouler Samson et il était marrant pour moi d'expérimenter ce picotement au ventre comme si j'expérimentais des drogues. 

La bagnole descendait, je tenais le pare-choc avec mes gants et l'asphalte filait sous ma planche. Par la vitre ouverte, je pouvais entendre "Your Woman" de White Town, le grésillement de la cibi, et je voyais s'échapper la fumée des Stuyvesant  de mon père. Je suis tombé cette nuit-là et mon père m'a traîné sur quelques mètres avant de s'arrêter, parce qu'une de mes mains gantées était restée coincée derrière le pare-choc. J'ai eu quelques écorchures, rien de grave. Je les ai oubliées mais je n'ai jamais oublié avoir roulé comme Marty McFly. Parfois, dans le flux de ma vie, de tels souvenirs me reviennent mais ils sont fugaces, feuilles de menthe écrasées dans ma main. Le reste du temps, pour citer Roberto Bolaño, "la mémoire est arrêtée sur passé immédiat, comme un type sans visage sur la chaise du dentiste."




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