Amours Perdues

 


Pour Charlotte

 

Depuis dix minutes, je fais des cercles en skate sur le parking du Super U et j'entends cette bagnole qui ne veut pas démarrer. Je m'approche. Je vois la jeune fille dans sa Seat hors d'âge. Elle a des traces d'acné sur les joues, ces vilaines balafres d'une adolescence de merde, et elle pleure. Je lui propose de l'aide. Je m'installe au volant. L'intérieur sent comme ma première Clio, un mélange de tabac froid, de sandwichs industriels et de modestie. J'essaye de mettre le contact. Rien. J'essaye à nouveau. Quelques voyants s'allument sur le tableau de bord, dont celui de la batterie. Le démarreur fait le bruit d'un chaton qu'on a foutu dans un sac de jute pour le balancer dans la rivière, alors je me tourne vers elle. "J'y connais pas grand chose mais c'est sûrement la batterie. Vous avez une assistance ou un truc dans le genre avec votre assurance ? " Elle tente de masquer son désarroi et d'essuyer le Rimmel qui coule. "C'est bon, ma mère va venir me chercher."

Cet après-midi là, je me suis senti merdique. Pas parce que je n'étais pas parvenu à redémarrer la Seat. J'étais nul en mécanique et cela faisait longtemps que ça ne me complexait plus. Je me suis senti merdique parce que je n'étais pas parvenu à rassurer la jeune femme. Était-ce mon rôle ? Certainement pas. Elle attendait sa mère et n'avait pas besoin de moi. Mon foutu côté "psy gratuit" avait encore frappé, un peu comme quand j'avais dix ans et que je cherchais à rassurer ma mère qui venait de divorcer. Je ressens encore la forme de dépression qui l'habitait alors, je revois les soirées autour de la table de la cuisine, ses yeux noyés de larmes, la douloureuse sensation de n'être rien mais de vouloir aider - la soupe de légumes bio mangée en silence, le cœur gros qui saigne sous les plis rigides de la toile cirée.

Mes relations avec ma famille ne se sont pas spécialement arrangées en 20 ans, depuis mon départ du foyer. J'ai réussi à circonscrire la nocivité de l'ensemble avec force isolement, dénégations courtoises et gesticulations bouffonnes, mais n'importe quel observateur extérieur percevrait ma souffrance et mon incapacité à aimer ces gens. Comme le héros de Patrick McGrath, je continue à vivre le trauma qu'a constitué la thérapie de ma mère endossée par mes soins. Qu'est-ce que je suis aujourd'hui ? Peu de choses. Je n'ai pas encore appris à marcher droit, j'ai des nuits où l'angoisse de mal faire me réveille. Entre temps, j'ai tout de même essayé d'apprivoiser l'écriture par mes propres moyens, travaillé un peu de guitare et de batterie en autodidacte, et j'ai fondé une famille. Je lève mon menton tous les matins pour ne pas abdiquer face à la nuit, je prends mon Prozac et chaque fois que cela m'est permis, j'essaye de rire avec le plus d'innocence et de sincérité possibles.

L'innocence est la petite balle en plastique de la couleur que vous préférez dans la tirette à deux euros du supermarché : dure à attraper, facile à perdre. L'innocence est un accident. Quand on la trouve, on a l'impression d'avoir débusqué des fraises des bois et de la menthe sauvage derrière un buisson. L'innocence, c'est un ciel de porcelaine qui douche ma dépression, c'est quand je me souviens avoir existé au-delà de ce que je suis. L'innocence, c'est nourrir en soi la volonté de la lumière quand tout veut vous faire échouer. Je me souviens avoir ri bêtement pour tout et n'importe quoi avec mes copains les lendemains de fête, quand il y avait encore suffisamment d'alcool dans nos veines pour nous faire toucher Pluton, je me souviens d'un défi absurde qui consistait à manger des Weetabix dans un bol de bière bon marché, je me souviens de la perte de mon pucelage, et pourtant je ne me souviens de rien, je ne peux pas toucher l'innocence ni l'amour. L'innocence est une souris aveugle qui rampe dans la soupente de ma mémoire. L'amour aussi. Hervé Bazin disait que l'amour est beaucoup plus difficile que la haine. Je ne parlerai pas ici d'aimer autrui, quand bien même toutes les nuits sans fin de celui ou celle qui a perdu l'amour sont une sorte de chant funèbre à l'adresse de l'autre. Parler d'aimer l'autre, ce serait admettre dans le même mouvement mon hypocrisie et mes insuffisances, et donner du crédit à tous les idiots utiles du new age, Coelho, Gounelle et consorts. Parler d'aimer l'autre, ce serait avouer que mes intentions sont pures alors qu'elles ne le sont que rarement. Ce serait également oublier qu'on ne peut que s'aimer soi, avant tout, avant d'aimer l'autre. S'aimer soi, avec toute cette masse de souvenirs bancals et d'amitiés tronquées, s'aimer dans toute sa médiocrité est beaucoup plus difficile que de se haïr. S'aimer soi, d'un amour lucide et honnête, c'est revenir à la nudité première et s'interroger au milieu de la nuit : qui suis-je ? Et c'est donc se dire : je vais mourir. C'est, de façon probable, ce type de constatation qui m'a amené, il y a huit ans, à passer la laisse du chien autour de mon cou pour me pendre au prunier.

Tout cela, de façon quasi-socratique, devrait nous interroger sur ce qu'est l'amour et la façon dont nous devrions le vivre en tant qu'humains. Ce serait donc convoquer les penseurs antiques et leur dresser tablée pour qu'ils nous content combien il était vachement plus facile d'aimer la vie quand des dieux faisaient peser leur épée ou leur bénédiction sur nos têtes. Mais nous sommes pressés, alors je prends ma planche aujourd'hui samedi 21 novembre, la jette à l'arrière du Berlingo avec une canette de Saint-Landelin et un paquet de clopes, et je conduis jusqu'au parking du Super U. 

Tout était bien calibré, la bande-son était programmée sur ma Playstation portable. J'ai trituré les boutons et lancé Radio Cambodia de Glassjaw dans le casque. Après deux minutes de skate, j'ai pris une première gamelle. Je m'étais lancé de bon cœur sur la planche, mais Etoile avait choisi de vivre sa propre vie. J'avais appuyé mon pied gauche sur le sol de toutes mes forces en me disant que j'allais pouvoir rouler vite. La planche a dévissé brutalement et j'ai chuté. Une partie de mon corps a réagi de façon instantanée, et j'ai fait une roulade maîtrisée sur le bitume. Je m'étais râpé à la hanche, mais rien de plus. Après cette première cascade, je me suis assagi. J'imaginais Huguette, perdue dans les mots croisés de Michel Laclos et l'odeur de soupe à la carotte, regarder par la fenêtre et me voir me prendre une pelle cosmique, et j'imaginais qu'elle avait rigolé - une partie de moi rigolait avec elle. 

Je me suis remis en selle et j'ai effectué quelques slaloms, toujours en regular parce que je n'étais pas capable de changer de position et que ma pute de hanche me faisait mal. J'ai ralenti et tenté un ollie près de la porte du Super U. La planche est partie à la vitesse de la lumière vers un bus qui était stationné là, et j'ai chuté à nouveau, mais de façon beaucoup plus brutale. Mon coude s'est éclaté contre l'asphalte et ma hanche en a pris une seconde tournée. Je me suis relevé un peu groggy et je me suis demandé si je devais continuer. Après deux ou trois poussées timides, j'ai regagné la voiture en boitant, j'ai remballé ma planche, bu une gorgée de bière, et je suis rentré à la maison. Mon amour pour le skate n'est pas perdu, c'est ma planche qui ne m'aime pas, et elle a raison. Je suis trop vieux pour ces conneries. Mon amour pour moi s'est perdu en route aussi mais je travaille à le retrouver. De la même façon que je ne sais pas pourquoi j'écris, je ne sais pas pourquoi je skate, et quand j'aime, je ne sais pas pourquoi j'aime, de la même façon que je ne sais pas pourquoi je déteste. L'amour et la haine sont de jolies feuilles d'automne qu'il nous plaît de saisir dans le vent, mais à la fin il ne reste rien. Il reste certainement le souvenir des amours perdues, le dernier grattement de nos mains blanches contre le panneau du cercueil, mais avant ? Quelques fanfaronnades et ce parking empli de brume sur lequel je pousse ma planche de salut, stupide et sourd au reste. 




 





 

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