The games you play

 


Je regardais ma planche depuis plusieurs jours. Je l'avais essayée cinq minutes sur la terrasse mais je voulais aller sur la route. Il y avait là comme un romantisme un peu rance : je m'imaginais rouler avec aisance dans le couchant en écoutant du Minor Threat. J'étais conscient que mon corps ne suivrait pas. Au plus fort de la dépression et de son traitement, j'avais pris 25 kilos, passant de 59 à 84. J'avais par la suite maigri - je m'établis aujourd'hui autour de 78 kilos, avec un sacré ventre à bière. Il aurait été illusoire d'imaginer claquer un ollie à la première séance. Mes rares poussées sur la planche m'avaient montré que je n'avais même plus le sens de l'équilibre. Je luttais pour tout, être un père acceptable, un mari acceptable, un libraire acceptable, et rien ne me donnait raison. Tout en moi puait la défaite, et j'avais l'impression que même le dragon peint sur Etoile se moquait de moi. En écrivant ceci, je m'aperçois du caractère outrancier de mes propos. Ma thérapeute me corrigerait vertement, mais elle n'est pas là, alors je raconte ce que je veux.

Dimanche, j'ai proposé une promenade à ma petite famille. Acacia, mon aînée, avait remarqué que je regardais des vidéos de skate depuis de longs jours. Elle avait même commenté certaines d'entre elles et nous avions convenu d'acheter une planche, ce qui, quelques jours avant la virée en Berlingo, servait mes plans. Je me disais que j'allais pouvoir passer du temps avec elle au-delà du cercle école - garderie - bain - repas - dodo. La vie familiale est un enfer si on n'y prend pas garde. Même en tant que dépressif, je me sentais surinvesti dans mon rôle de père, et les nuits de doute étaient plus nombreuses que les moments de bonheur. Quand on se réjouit de ce que sa fille mange proprement alors qu'on a soi-même pas changé de caleçon depuis deux jours, on comprend qu'il existe un problème structurel dans son foyer, et il y avait de grandes chances pour que je sois ce problème. 

On est partis sous un ciel idéal. Les mugissements du mistral de la veille avaient laissé la place à Dieu pour qu'il étende devant le vide sidéral une grande bâche bleue passée à la raclette. Ma femme, le porte-bébé avec Framboise calé contre son ventre, poussait la poussette vide d'Acacia, qui essayait déjà de rouler toute seule avec Etoile. Quand c'était mon tour de monter sur la planche, Acacia courait derrière moi en reproduisant scrupuleusement les courbes de mon parcours. J'étais surpris de la vitesse avec laquelle l'asphalte filait sous mes roues. Etoile semblait douée d'une vie propre et j'étais menacé d'éjection à chaque mètre. J'ai mis une dizaine de minutes avant de me sentir assez à l'aise pour parcourir une bonne distance sans sauter de la planche ou freiner. 

De façon étrange, c'est mon bassin qui s'est souvenu du skate en premier. Quand je sentais que j'allais trop vite, je claquais le tail contre le bitume et j'effectuais un demi-tour - une sorte de freinage d'urgence. Après demi-heure de ce régime, un des bords du tail d'Etoile était salement râpé. Je savais qu'il fallait que j'appréhende le truc avec davantage de douceur pour placer des revert appropriés, mais mes sales habitudes de quand j'avais quinze ans étaient trop fortes. Essoufflé, les mains sur les cuisses, je voyais le chemin devant moi - celui pour sortir de la dépression et tenir sur un skate, et il était long comme un jour sans pain. Je ne pouvais pas faire grand chose à part rouler comme un handicapé sur cette putain de route de campagne et apprendre à Acacia à faire de même, alors je l'ai fait, nous l'avons fait. 

Acacia était ravie quand nous sommes rentrés de la promenade. Moi aussi. Quelque part, je me détestais un peu moins. Au lieu d'enquiller des bières devant 90' Enquêtes, j'avais fait un truc de ma journée. Je parle pas de bosser le cardio ou de se faire les dents blanches pour les photos Facebook, simplement d'être sur terre et de vivre au lieu de se laisser mourir. Demain est un autre jour. Peut-être que ma détermination sera entamée - je me connais, elle le sera sûrement.




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