Une brève histoire du skateboard d'un point de vue téléologique



 

Je me souviens encore de mon premier cauchemar. J'avais cinq ans et je dormais dans la buanderie. Nous étions quatre enfants, et il était difficile de donner une pièce personnelle à chacun. Pour des raisons complexes, qui comprenaient de grosses colères, un cerveau qui marchait trop vite, et l'absolue certitude que je souhaitais déserter ce monde  - ne menaçais-je pas déjà ma famille de m'en aller avec mon sac à dos ? -, on m'avait attribué cette chambre. C'était bizarre, mais elle semblait définir le rapport que j'entretiendrais avec mon corps et mon âme des années plus tard, l'idée d'un taudis qu'il faut apprendre à habiter. Un grand poster de motard qui envoyait des éclairs avec son pot d'échappement couvrait le mur sud au-dessus de mon lit à barreaux. Il y avait également des barreaux à la fenêtre, et si j'avais la hardiesse de grimper sur le bord de mon lit, je pouvais voir le couchant couleur pinard sur les vignes et l'infinie mélancolie du cognassier qui donnait des fruits durs comme la tête d'un catalan, des fruits dont nous ne pouvions rien faire. Mon cauchemar était un ensemble d'images fantasmatiques qui s'enchâssaient à des images du quotidien, avec des motifs qui revenaient sans cesse : la honte, la solitude, une maison hantée dans laquelle j'étais obligé de vivre. Je ne veux plus parler de cette merde, je l'ai fait pendant des années avec des psys aux tarifs toujours plus prohibitifs. Je veux parler de la vie à l'intérieur de moi. Je veux parler de ce qui demeure quand on a épluché tout le reste, un peu comme quand on épluche un oignon à moitié moisi et qu'on essaye d'en récupérer un peu pour cuisiner. 

J'ai bien entendu fait des cauchemars après ma cinquième année. Je dirais même qu'il se sont amplifiés avec le temps. Il y a quelques années, je n'étais pas capable de me souvenir de la dernière nuit où j'avais fait un beau rêve. Ce n'était pas une posture. Je buvais le soir pour échapper à l'angoisse, je faisais des rêves remplis d'angoisse, je me réveillais en sueur, j'enchaînais mes heures de travail, je buvais pour oublier combien j'avais souffert et je recommençais. J'étais à peine capable de distinguer le rêve de la réalité. Pourtant, au milieu de cet océan de douleur, un beau rêve revenait parfois. C'était un caillou minuscule, un truc ramassé pendant la promenade dominicale, qu'on met dans sa poche et qu'on oublie. C'était un joyau et il m'arrivait de prier pour le retrouver en m'endormant. Il m'arrivait de vouloir mourir pour revivre le grand rêve de la nuit éternelle avec ses sensations de béton, de flottement entre le bitume et le ciel. J'étais sur un skateboard, je voyais le bordel de la vie sur les côtés mais j'avançais et mieux, j'apprenais à sauter par-dessus les obstacles. Dans mes rares beaux rêves, le skateboard est toujours présent.

Je n'ai pas fait beaucoup de skate quand j'étais adolescent. Vers 18 ans, quand j'ai abandonné, je savais me déplacer, faire un peu de rampe, et j'apprenais le ollie. Niveau 0 ou presque, donc. Pourtant, je garde des souvenirs vivaces de ces moments. La liberté, l'insouciance, et puis ces paysages urbains sans cesse renouvelés que je hantais la nuit et le jour, tout cela avait imprimé en moi un ancien circuit électrique type années 80 - 90. Depuis deux ans, peut-être trois, je caressais l'idée de m'y remettre. En vérité, je caressais l'idée de retrouver les sensations de mes rares beaux rêves. Je rêvais de ne plus être ce moi pétri d'ichor et de fange, mais simplement un mec sur une planche à roulettes avec une compilation de rap new-yorkais et de punk californien sur les oreilles.

Depuis quelques jours, c'était devenu plus prégnant. Un besoin absolu de solitude et d'asphalte. J'ai passé deux nuits à regarder des planches sur des sites de vente, j'ai emmerdé ma femme comme pas possible avec cette histoire, et pour finir, j'ai pris le Berlingo familial que j'ai garé à l'arrache à quelques encablures d'un skateshop local et j'ai acheté une board et une casquette. Quand je me suis présenté devant le magasin, en plein confinement, je suais comme une pucelle qui va découvrir les attributs de son mari lors de la nuit de noces. Le vendeur avait le crâne rasé, les restrictions liées au Covid semblaient l'avoir conduit à une forme de résignation, et je tremblais avec ma carte bleue. Il m'a laissé entrer pour choisir ma casquette, parce que le modèle Suicidal Tendencies n'était plus disponible. J'étais conscient du caractère grotesque de ma démarche. Reprendre le skate à 38 ans, c'était un peu comme vouloir figurer dans un porno après la retraite. On sait qu'on n'a plus les moyens, mais on veut quand même faire le truc, un baroud d'honneur, un dernier feu du Bengale avant la mort. Je me suis enfui avec le fruit de mon larcin sous le bras, j'ai démarré puis j'ai garé la voiture devant chez ma psy quatre rues plus loin - j'avais rendez-vous dans trois-quart d'heure.  

Est-ce que j'allais lui parler de tout cela ? Certainement pas. Je lui en parlerais dans deux ans, quand la honte serait suffisamment étouffée. A la place, j'ai ouvert une Rince-Cochon que je venais d'acheter au Spar de l'avenue et allumé une clope. J'ai regardé la planche à l'arrière du Berlingo. Le trottoir à ma droite était parfait pour reprendre, mais il y avait tout le temps une femme avec sa poussette et des groupes de jeunes qui passaient. Je n'ai pas osé sortir mon skate. Je suis resté 45 minutes dans le véhicule à regarder le trottoir impeccablement lisse et j'ai eu envie de pleurer devant ma lâcheté. En réalité, le simple fait d'acheter une planche avec mes tempes blanches m'avait épuisé. J'avais cramé toutes mes cartouches estampillées "représentation sociale". De façon assez ironique, j'ai passé la demi-heure suivante à écouter en boucle "Do or Die" de Sinistar Voicez sur mon téléphone. Quand je suis rentré à la maison, je ne savais pas si ça allait mieux. J'ai posé la planche contre le plan de travail de la cuisine et je l'ai prise en photo. Techniquement, son nom sur le site du skateshop est Darkstar Levitate Green Complete 8. Je l'ai simplement nommée Etoile. Promis, demain, je me remets au skate.

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